Winter Sleep : quand l’enfer est pavé de bonnes intentions

Le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan a mérité la Palme d’or du festival de Cannes 2014. Il signe un petit bijou façonné de mots, de paysages et de visages qui retrace l’histoire d’un couple à la dérive, ou plutôt celle de deux individus échoués dans les montagnes d’Anatolie.

On voit d’abord en Aydin (Haluk Bilginer) un homme simple et sensible tant sa vie est réglée au creux du sommeil de l’hiver. Influent à Cappadoce car il possède un hôtel et loue des maisons dans le village, il affecte une indulgence trompeuse. Nous, spectateurs, sommes donc introduit auprès d’un cercle très fermé malgré lui. Haluk Bilginer et Melisa Sözen qui incarne la femme d’Aydin, crèvent l’écran : sans réduire Nihal à un regard aigu ou Aydin  à un rire cynique, ces acteurs font vivre avec naturel des personnages torturés.

Ce film sans intrigue véritable ressemble à une enquête qui, en 3h 15, se déroule lentement et chaotiquement devant nos yeux. Une intonation, un geste, un rire subtilement méprisant d’Aydin nous mettent sur la voie.

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Aydin, Dis-moi en quoi je suis coupable

Raisonneur et prétentieux jusque dans sa feinte modestie, on en viendrait à pleurer de rage devant l’aveuglement d’Aydin. Ce riche propriétaire qui a à cœur de se dire intègre et généreux, semble en effet de toute part essuyer des critiques. D’où viennent elles ? Sont-elles fondées ? Il est difficile de faire la part des choses : Aydin est un créancier lointain qui souhaite être remboursé sans pour autant endosser un rôle désagréable.

 

La conscience n’est qu’un mot à l’usage des lâches. Il a été inventé pour soutenir l’effort.

C’est Levent, l’instituteur miséreux qu’Aydin hait tant,  qui lui assène ironiquement ces vers shakespeariens. Il fait signe habilement vers  son ancien statut de comédien réputé: si il n’a pas quitté les rôles qui l’ont habités, il n’a pas non plus choisi les plus justes.

Nuri Bilge Ceylan filme ainsi avec grande finesse un petit drame (un bris de vitre) qui en joue un autre, sourd et enfoui dans la perception qu’Aydin a fabriquée de lui-même.

Winter Sleep 3

Figure  Capadoce, en Anatolie centrale

En forme de pièce de théâtre, ce long-métrage alterne des huis clos saisissants et des prises de vues au grand air qui témoignent de la formation de photographe du réalisateur. Dans le petit hôtel troglodyte, les mots éclatent à la lueur des flammes qui cisèlent les traits brouillés des personnages. Necla, la sœur d’Aydin, qui s’est installée chez eux après un divorce catastrophique, pointe la qualité médiocre des articles d’opinion qu’il écrit et leur hypocrisie.

 

Comment as-tu pu tolérer de voir une femme si jeune s’étioler dans la vacuité, l’ennui et la peur ?

Winter Sleep 4

Nihal  Comment as-tu pu tolérer qu’une femme si jeune s’étiole dans la vacuité, l’ennui et la peur ?

 

Sa femme Nihal, quant à elle,  bien plus jeune que lui mais épuisée d’humiliations et de peine, provoque des affrontements verbaux glaçants de sincérité. On est en effet silencieusement martelé des amertumes de chacun, de toutes leurs rancœurs mêlées d’espoir déçus et d’aspirations avortées.  On ne saurait dire qui a tort ou raison. Ce serait trop simple si la vérité était en jeu.

Tu es honnête, intègre, cultivé mais tu utilises ces qualités pour broyer les autres. On voit d’après ses répliques, que Nihal est ancrée dans la vie véritable, celle qui met en jeu la manière d’habiter le monde. De la même manière, l’évidente réalité de la détresse économique qu’incarne l’obséquieux Hamdi  fonctionne comme un révélateur des lâchetés et du cynisme d’Aydin. Cette étude de mœurs rappelle les films de Claude Sautet où Nelly et Monsieur Arnaud affrontent les vertiges de l’incommunicabilité. Cependant, Nuri Bilge Ceylan ne sombre pas dans le défaitisme : l’amour puissant et vrai qui amènerait Aydin à s’humilier (entendre se montrer humble) s’étrangle dans sa fierté mais teinte maladroitement ses dires et ses gestes.

Nourri des portraits moraux et psychologiques de Tchekhov, Nuri Bilge Ceylan affirme qu’il « doit avoir la même liberté́  qu’un écrivain ». La progression linéaire de l’intrigue en est la preuve : dédoublée par la mélodie vibrante de Schubert (Andantino de la Sonate n°20), elle se structure dans des cadrages exceptionnels qui dénotent l’humiliation des femmes et la suffisance du Seigneur de la région.  Comme Antonioni dans Profession : reporter, le dérisoire révèle l’incompréhension et le sentiment d’abandon qui habitent les riches et les pauvres, la jeune et le vieil homme, le frère et la sœur.

Enfin, les aplats de neige, la beauté des animaux et l’incompréhension latente et dévastatrice que tous ressentent rappellent aussi le roman Neige d’Orhan Pamuck et son personnage-poète Ka. La même tristesse y est exacerbée par la splendeur de la montagne.

Ce conte d’hiver époustouflant de justesse révèle d’un homme la véritable nature : nous plongeons dans un lieu intime et secret comme il tente, désespéré,  de s’y soustraire.

 

Marie-Sophie Listre